Cette année, j'ai participé à mon premier concours de nouvelles. N'ayant pas été retenue, voici le texte que j'avais envoyé, sur le thème : "dix".
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Ce jour là, j’avais claqué la porte de l’appartement, en oubliant mes clés à l’intérieur. Mais je ne m’en étais pas rendu compte immédiatement, trop pressé, trop heureux, trop anxieux. Je suis de ces hommes à qui la nature a oublié de confier un peu de sens pratique : sortir avec un grand sac pour faire les courses, ranger méthodiquement les bagages dans le coffre de la voiture avant de partir en vacances, vérifier qu’on a tout le matériel avant de se lancer dans des grands travaux un dimanche… Et surtout, surtout, sortir avec ses clés en main lorsqu’on a une porte qui se verrouille de l’extérieur.
J’avais couru jusqu’à la voiture, et c’est seulement quand il a fallu ouvrir les portes que j’ai compris mon erreur. Mon cœur a fait un bond. Mon sang n’a fait qu’un tour. Pas ça. Pas aujourd’hui. Pas maintenant ! Il faut dire que j’étais en plein rangement. Nous avions fait une petite soirée avec Antoine. Antoine, c’est mon meilleur ami. Celui à qui on peut tout dire. Tout confier. Sans la moindre hésitation. Celui qui est un peu votre ange gardien en quelque sorte. Et pour un maladroit comme moi, c’était tout simplement ma source d’inspiration dans la vie. Le match de rugby avait eu raison de mon appartement, et lorsque le téléphone a sonné à 10h00, j’étais à peine en train de mettre les bouteilles de bières dans la caisse sur le petit balcon. J’avais immédiatement sauté sur mon sac, laissant tout en l’état, peut-être même la porte du balcon ouverte, vérifié que j’avais les papiers de la voiture et claqué la porte de l’appartement. Mais les clés, elles, trônaient sur le petit meuble de l’entrée, et je n’avais aucun moyen de retourner à l’intérieur.
L’espace d’un instant, j’avais envisagé de multiples possibilités : escalader jusqu’au troisième étage, trop dangereux, enfoncer la porte, difficile quand elle est blindée, crocheter la serrure, mais je ne connais pas la technique… J’avais finalement opté pour une quatrième solution : m’asseoir sur un rocher et pleurer un bon coup. J’étais minable, j’avais peur… Mon esprit ne parvenait pas à organiser mes pensées, et seules les idées les plus absurdes me venaient en tête. Dix bonnes minutes plus tard, j’ai enfin réalisé que j’avais mon téléphone portable. J’étais donc en mesure d’appeler un serrurier. Peu après avoir raccroché, je m’étais rendu compte que j’aurais mieux fait d’appeler un taxi. Trop tard. Il fallait attendre. Sans doute vingt minutes. Peut-être plus. Sans compter le temps de l’intervention. Mes battements cardiaques accélérèrent encore, et je me demandai quelle était la pulsation maximum avant l’arrêt total du cœur.
C’était long. Trop long. J’avais eu le temps de penser. De me souvenir. Assez de temps pour me remémorer la rencontre avec ma femme, Sarah. Pourquoi à cet instant ? Peut-être le chant d’un oiseau, ou simplement une odeur. Les souvenirs arrivent parfois sans prévenir, un peu comme des claques, lorsqu’on est enfant. J’aimais Sarah. Depuis le début. Un amour sans concession, sans bavardage. Un amour vrai et franc, celui d’un homme simple, nature, parfois étourdi. Moi. Notre rencontre était le fruit d’une de mes nombreuses maladresses. A l’époque, je cherchais à séduire une femme de mon service, que je n’intéressais pas du tout, et je lui avais envoyé un mail sur sa boîte au travail, pour l’inviter à boire un verre. Au moment d’expédier, j’avais fait tourner la molette de la souris, ce qui avait changé l’adresse du destinataire, et c’est finalement ma chef qui avait reçu le courrier. J’avais immédiatement rédigé un mot d’excuse, en espérant de tout mon cœur que cela ne me porterait pas préjudice. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque le lendemain, j’ai découvert, entre deux mails me proposant d’élargir mon pénis, une réponse positive de ma chef, Sarah Foucher, pour l’invitation à boire un verre le soir même. J’avais longuement hésité, et c’est finalement Antoine qui avait insisté. Ce soir là j’avais donc franchi à la fois la marche du Penseur, le bar le plus proche de chez moi, mais aussi la marche de mon destin. Elle m’attendait, au fond, à une table, avec un petit sourire en coin. Sarah Foucher, mon patron, en rendez-vous galant. Je ne sais pas ce qu’il m’a pris, mais je n’ai pas pu m’empêcher d’immédiatement la tutoyer. Deux ans après, nous étions mariés.
La chaleur de ce dix juin se faisait étouffante, et je m’impatientais, lamentablement sur mon rocher, à côté de ma voiture. Mes ongles étaient déjà rongés jusqu’au sang. Je voyais les aiguilles de ma montre qui tournaient à une vitesse folle. C’est alors qu’elle m’était apparue, dans un bruit affreux de carrosserie rouillée, un peu comme le Messie : la camionnette du serrurier.
- Bonjour Monsieur Nouvier, vous allez bien, Dites donc, ne serait-ce pas la dixième fois qu’on se voit cette année ? Ca se fête non ?
Je ne suis pas certain d’avoir vraiment été aimable. Je me rappelle l’avoir supplié, à genoux, me tenant à la portière de son tas de taule. Il devait m’emmener à l’hôpital, le plus rapidement possible. Etaient-ce les larmes que j’avais dans les yeux ? L’excitation due à l’enjeu ? Il m’avait fait monter, sans un mot, et avait démarré en trombe, alors qu’assis sur la place du mort, je souriais bêtement au fond de mon siège.
- Vous l’avez appelé finalement mon collègue plombier ?
Je ne sais pas pourquoi, même s’il est vrai qu’on commence à bien se connaître lui et moi, il faut toujours que mon serrurier entame la conversation. Sur des sujets de surcroît pas toujours passionnants. J’ai repensé à Sarah. Lorsque nous avions emménagé dans ce petit appartement, notre bonheur était parfait à mes yeux. Et malgré son air souvent mélancolique, elle semblait heureuse elle aussi. Mais une chose l’agaçait, profondément. Le robinet de la cuisine. Il fuyait. On ne pouvait jamais le fermer complètement. Il faisait un goutte-à-goutte incessant. Qui marquait les secondes. En fait, ce n’était pas le robinet qui énervait vraiment Sarah. C’était le temps qui passe. Le temps qui passe et sa folie meurtrière. Ce temps qui passe et qui nous prive de nos amis, de nos parents… Ce temps qui passe et qui éloigne, ce temps qui passe et qui angoisse… Sarah aimait tout au monde. Tout. Sauf ce temps, et les secondes immuables, marquées par les gouttelettes d’eau au fond de l’évier.
- Non, il faudra que j’y pense…
J’avais dû décourager le pauvre homme, et celui-ci s’était finalement concentré sur sa conduite, veillant à enfreindre un nombre incalculable de règles du code de la route pour arriver au plus vite. Nous étions finalement arrivés devant l’entrée des urgences, et j’avais quasiment sauté de la camionnette en marche, avant de courir à l’intérieur, le « bonne chance » du serrurier résonnant à peine dans mes oreilles.
C’est alors que je fus pris par la soif. Une envie de boire, subitement. Pas d’alcool, non, mon esprit devait rester suffisamment clair, autant qu’il le pouvait encore en tous cas. Mais juste un peu d’eau. Avec un fond de sirop de citron vert. Pour me désaltérer. J’avais repensé au Penseur, et nos nombreuses soirées entre amis. Le bar était un peu devenu notre QG. Nous passions de très agréables moments, à regarder les jeunes groupes s’époumoner dans les micros, sans que personne ne les écoute vraiment. Il me fallait de l’eau, et vite. Les couloirs étaient déserts, loin de l’agitation habituelle des urgences. Etait-ce du à la météo clémente ? A l’heure ? Le temps d’un instant, j’avais été pris d’un affreux doute : étais-je vraiment dans le bon centre hospitalier ? Et d’ailleurs, m’avait-on vraiment déposé à l’hôpital ? Au hasard d’un couloir, j’avais trouvé une fontaine à eau, et pris deux minutes pour étancher cette terrible soif. Le gobelet en plastique à peine jeté, j’avais repris ma course effrénée dans le dédale des couloirs de l’hôpital.
Qu’allais-je trouver en poussant la porte ? De la souffrance ? De la peur ? Je n’avais jamais aimé les hôpitaux. L’odeur, les piqûres, le personnel habillé en blanc, les cris, le sang parfois. Tout petit, je m’étais ouvert le menton en cherchant des coccinelles dans un arbre. Ce n’était pas très beau à voir, et mes parents m’avait conduit rapidement aux urgences. Evidement, il fallait recoudre, et j’avais dû patienter dans une petite pièce, avec d’autres enfants accompagnés de leurs parents, en attendant que les médecins traitent les urgences plus graves. Je me souviens parfaitement de cette attente, elle avait été un véritable enfer. Face à moi, un autre petit garçon du même âge me regardait, les bras croisés, les sourcils froncés. Il semblait déterminé. Moi, je pleurais. Lui serrait les dents. Pourtant, sur son front, une énorme bosse bleue avait poussé, comme un gros champignon sur le tronc d’un arbre. Cela devait faire vraiment mal. J’étais terriblement impressionné, et j’en avais fait des cauchemars plusieurs nuits après cette mésaventure. Le garçon était finalement venu me voir, les deux mains sur les hanches. Il était plus costaud, et légèrement plus grands que moi.
- On joue ? avait-il demandé en indiquant d’un mouvement de tête la petite table où trônaient quelques petites voiturettes et un jeu de construction.
Et devant ma non réponse, les sanglots empêchaient toute communication, il m’avait tendu la main, d’un air décidé :
- Je m’appelle Antoine, et toi ?
J’avais couru. Longtemps. Sans doute trop. Jamais les couloirs de l’hôpital, que j’avais pourtant tellement parcourus, ne m’avait parus si sinueux. J’avais passé la porte du service à toute vitesse, fonçant directement dans les bras d’une infirmière, qui m’aurait sans doute administré un calmant si je ne lui avais pas expliqué la situation, le souffle court. Après lui avoir donné quelques renseignements plus détaillés, elle s’était enfin mise en marche, et m’avait amené, d’un pas pressé, devant une porte, numéro 10. Lorsque je l’ai ouverte, et que j’ai entendu des cris, j’ai tout de suite compris. Des larmes ont envahi mes yeux. Mes mains tremblaient, mon corps tout entier était devenu lourd. Lourd de chagrin et de culpabilité.
Mes yeux s’étaient d’abord arrêtés sur la perfusion. Au bout du tuyau, j’y avais trouvé la main de ma femme. En remontant le long du bras vers son visage, j’y avais vu son sourire fatigué, et sa petite moue, comme pour dédramatiser la situation. J’étais alors redescendu, le long de ses doigts que j’aimais tant caresser. J’y ai trouvé ma nouvelle raison de vivre. J’y ai retrouvé la force de combattre et de m’en remettre un jour. Oui, j’avais manqué la naissance de ma première fille, mais Sarah avait mis au monde sans moi une petite princesse qui bouleverserait nos vies à jamais. Elle avait cru bon d’ajouter, avec ses yeux plein de tendresse et de malice :
- Tu as dix minutes de retard, papa…