Voici la nouvelle que j'ai envoyé pour participer au prix Don Quichotte Edition 2013. Le thème était "Passage(s)". Pour cette nouvelle, j'avais décidé de reprendre un texte déjà écrit, de l'approfondir et l'améliorer. La nouvelle n'a pas été retenue.
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Randonnée mortelle
Nous avions décidé de faire le tour du Mont Blanc. Enfin, c’est toi qui avais décidé. Comme chaque année, tu avais sélectionné la semaine de nos vacances, la première du mois d’août, tu m’avais proposé deux ou trois destinations, et tu avais finalement fait le choix à ma place. Mon avis ne te passionnait pas plus que ça, de toute façon « tu t’en fiches non ? ». J’avoue que l’idée, cette fois-ci, ne m’avait pas totalement déplu.
Ainsi, cette année ce serait le tour du Mont Blanc. Départ des Houches, environs cinq heures de marche chaque jour, parfois plus. Compter mille mètres de dénivelé quotidiens. Nous étions bons marcheurs, cela ne m’angoissait pas particulièrement. La météo s’annonçait idéale, mais je dois convenir que je redoutais un peu les nuits en refuge. Dormir les uns sur les autres, entre ceux qui ronflent et ceux qui bougent sans cesse, ça ne me disait trop rien. Mais tu avais insisté, comme à ton habitude, avec cette autorité dans la voix qui fait qu’on ne peut rien te refuser.
Nous étions partis un dimanche, on avait pris la 205, la radio à plein tubes nous annonçait en boucle les catastrophes venues des quatre coins du monde. Tu avais râlé à propos de la vitesse dans les virages, tu avais demandé à ce qu’on s’arrête à la station d’essence, seulement une heure après notre départ. Je m’étais un peu fâché : « tu n’aurais pas pu y penser avant de partir ! »… Ce sont les seuls mots que nous avions échangé.
Premier jour de marche, col de Voza. Huit cent quarante mètres de dénivelé. C’était une belle étape de mise en jambe. On s’était parlé. Peu. Mais on avait commencé à faire le point. Plus on montait, et plus les reproches fusaient. Mais ils étaient sourds, cinglants, et à peine chuchotés, de peur d’en dire trop. Lorsque nous avons franchi la petite passerelle au dessus du torrent, le silence était lourd. Lourd de conséquences. Lourd de ce que nous venions de nous dire. Lourd de tout ce qu’il restait à annoncer. A cracher. Car du venin, il y en avait entre nous. La montée du col du Tricot, nous avait permis d’oublier un peu. Enfin c’est ce que j’espérais croire.
La première nuit fut plutôt calme. Je fus même, il faut bien l’avouer, agréablement surpris. Bien que le Tour du Mont Blanc soit spécialement fréquenté en été, notre itinéraire semblait à l’abri des hordes de touristes inconscients en mal d’aventure et d’adrénaline. Comme pour célébrer ce plaisir de nous retrouver seuls, nous avions fait l’amour, froidement, sans goût, presque par obligation. Parce que nous étions un couple. Cela me rassurait. Sentir ta peau contre la mienne, tes seins contre mon torse, ton souffle qui accélère, tes mains qui me cherchent… J’avais fermé les yeux, pour ne surtout pas croiser ton regard. J’y aurais vu tous les reproches et la haine que je t’inspirais. Pourtant, à cet instant, je rêvais encore d’une vie meilleure.
Le lendemain, il pleuvait. Les éléments semblaient s’être ligués contre nous pour ajouter de l’humeur à la morosité ambiante. Mais tu t’es voulue enjouée, et nous nous sommes pris à rire en dévalant les pentes herbeuses vers le refuge de Nant-Borrant. De nombreuses fois nous avons glissé, nos pantalons étaient trempés, et nos joues mouillées. Lors de notre pique-nique, là, à l’abri sous nos capes, nous avons ressassé des souvenirs, les voyages, nos amis, les fêtes du samedi soir, la construction de la maison, le petit jardin que tu aimais bichonner, et puis cette balançoire, sur laquelle aucun enfant n’a jamais pu s’asseoir. Le silence est revenu, nous avons repris la route. Nos pas étaient lourds, lourds de conséquences. A l’arrivée au refuge, même la soupe de lentilles ne nous a pas réchauffés. La nuit fut longue, froide et pleine de cauchemars.
Nous avons continué notre chemin, à cinq heures, vers la Croix du Bonhomme. Pour éviter les heures les plus chaudes de la journée, il nous fallait partir tôt. J’avais mal à la tête, tu avais un léger rhume. Le rhume t’a toujours rendue susceptible. Tu n’as pas ouvert la bouche, de toute la montée. J’avoue, j’étais agacé. Par tes reniflements incessants. Et ta façon de geindre, après chaque éternuement. J’avais envie de te demander qui avait eu l’idée d’un tel périple. Mais je te connaissais trop bien. Enfin, je pensais… Le vent n’arrangea en rien notre humeur, et le temps semblait s’écouler de plus en plus lentement. La douleur liée à nos efforts était exacerbée par notre énervement respectif. J’avais alors fait un constat simple et sans appel : tout en toi m’insupportait. En arrivant à l’hôtel de La Nova, mon humeur fut encore plus altérée par la quantité de touristes devant le self, réclamant des frites, en tongs et en shorts de plage.
Le soir même, alors que nous avions péniblement réussi à obtenir une chambre pour deux, tu m’as demandé si nous pouvions plutôt prendre le bus de Courmayeur à Lavachey pour te reposer un peu. J’ai évidement accepté. Tu t’es endormie, rapidement, la tête tournée vers le mur, comme pour ne surtout pas me contredire. J’ai laissé la lumière, un peu, pour t’observer. Tes cheveux que j’avais tant aimé n’étaient que broussaille, les rides creusées par le temps donnaient à ton visage une impression de sévérité et de dureté, alors qu’il avait été si doux jadis. Tes mains semblaient cruelles, prêtes à griffer. Elles qui m’avaient donné tant de plaisir déjà... Même dans ton sommeil, tout en toi m’effrayait. Lorsque j’ai décidé d’éteindre, malgré mon corps tout tremblant des révélations que je venais de me faire, j’ai glissé à ton oreille ces quelques mots : « pourquoi ne m’as-tu jamais fait d’enfant ? ». Dans le noir, il m’a semblé clairement percevoir tes yeux s’ouvrir. J’ai préféré m’abstenir de tout commentaire supplémentaire.
J’ai oublié les détails des jours suivants. Je me souviens du glacier Pré du Bar, et de quelques marmottes croisées. Je me rappelle de ce trajet en bus où tu t’es sentie mal. Je me souviens surtout de l’ambiance, morose, et d’avoir vu quelques larmes sur ton visage. Je me souviens des cailloux, jetés avec force dans la rivière, mais aussi de ce petit radeau, que nous avions fabriqué. Peut-être le seul et unique moment de complicité que nous avions vécu pendant ce trekking. Je me souviens que même le chant des oiseaux me semblait triste, et que tes yeux bleus ne cessaient de briller. J’ai eu peur d’y croiser plus de colère que de tristesse. Ce que tu ne savais pas, c’est que moi aussi, je t’en voulais.
Lors de notre huitième étape, nous avions une vue imprenable sur la vallée de Chamonix. Nous nous sommes arrêtés, malgré la pluie, qui s’amusait à arroser régulièrement chaque journée de marche, comme pour nous narguer encore un peu plus. Tu m’as regardé. Longuement. L’eau ruisselait sur ton visage. Et avec ce ton cassant dont tu as seule le secret, tu as juste annoncé : « c’est fini Antoine, c’est fini entre nous ». J’ai pris un poignard dans le cœur. Je t’ai regardé. J’ai eu envie de te gifler. Ou pire. Je n’ai rien dit. Dans mes poches, mes poings se sont serrés. Nous nous sommes regardés, longuement, comme deux étrangers. J’ai pensé aux conséquences de tes paroles. J’ai imaginé ce qu’elles impliquaient. Mes yeux brûlaient de haine et mon corps tout entier transpirait de douleur. Tu as baissé les yeux, et puis, nous avons continué.
La dernière étape a tout fait basculer. J’aurais pu rentrer chez moi, construire une nouvelle vie. Apprendre à aimer une autre femme. Il était trop tard pour construire une famille, mais était-ce vraiment impossible d’apprendre encore à être heureux ? J’ai pris peur. J’ai compris que je t’aimais. Que je ne voulais pas te perdre. Mais que je t’avais perdu depuis bien longtemps. Notre incapacité commune à faire un enfant avait à tout jamais rompu les liens de notre amour. J’ai commencé à renoncer. A renoncer à être heureux. Renoncer à vivre dans un monde où tu ne serais pas plus ma femme. Renoncer à ce que tu ne m’appartiennes plus… J’ai renoncé, tu en as subi les conséquences.
Juste avant de franchir les échelles d’Argentières, j’ai bien vu que tu avais peur. Ca glissait, il y avait le vide, il fallait être prudent. Tu avais hésité longuement, face au panneau : « Passage dangereux : ne pas emprunter par temps mauvais ». Je n’ai pas pris la peine d’argumenter. Tu avais décidé, comme à ton habitude. Tu as seule été maîtresse de ton destin. Et puis, il y a eu cet instant, redoutable.
Tes deux mains sur les échelles, tu avais démarré l’ascension. J’étais resté un peu, en contrebas, pour ne pas te gêner. En réalité, je t’observais. Je me délectais pour une dernière fois de la vue de tes fesses, si belles, si rondes, que j’avais tant aimé caressé. Et puis...
Tu as glissé. Le temps d’une seconde, tu as dit : « Antoine, aide-moi ! ». Je t’ai regardé. Le temps s’est arrêté. Tu es tombée. Tu as hurlé. J’ai entendu le choc et puis, plus rien. J’aurais pu paniquer, appeler les secours, courir pour t’aider. J’ai attendu, quelques minutes. J’ai écouté le silence, qui criait dans mes oreilles. Je suis parti. Et j’ai fini la randonnée. Cette mortelle randonnée, c’est toi qui l’avais choisie. Je suis rentré chez moi. Chez nous. Non, chez moi. Maintenant, j’attends...