Un texte écrit il y a quelque temps, en étroite collaboration avec Camille, pour un de ces projets aux beaux-arts...
De la fenêtre de son petit appartement, Lucie peut voir les arbres, les écureuils qui sautent de branches en branches, les grands sapins qui semblent vouloir caresser le ciel… Mais ce soir ses volets seront fermés, seules trois raies de lumière seront visibles lorsque l’on regardera en direction de la chambre. Ceux qui s’y intéresseront un peu plus, ceux qui plisseront les yeux pourront y voir une silhouette, assise sur une chaise de bureau. Le dos courbé, les mains sur le visage, on pourrait croire qu’elle pleure. Quelques uns auront envie d’aller sonner pour découvrir le secret de la jolie demoiselle qui habite ici, d’autres passeront leur chemin, des gens malheureux il y en a tellement…
Lorsque l’on pousse la porte de l’appartement de Lucie, tout est calme, tout respire la sérénité. Il y a beaucoup de plantes, beaucoup de fleurs en pot… Le lieu ressemble à cette petite boutique du fleuriste qu’on à croisé en venant. La lumière tamisée incite à la douceur, au repos. A gauche, le salon. Seuls les rideaux de couleur fraichement passés à la machine indiquent une présence récente. Une casserole d’eau bouillante est sur le feu dans la cuisine, et le robinet fuit un peu. Les gouttes qui tombent régulièrement au fond de l’évier nous rappellent le temps qui passe. Lucie n’aime pas le temps qui passe. Elle n’aime pas les montres, elle n’aime pas les horloges, elle déteste les tic-tac, les calendriers, les réveils… Lucie rêve d’arrêter le temps, pourquoi pas dans les bras de cet homme qu’elle a croisé un peu plus tôt dans la matinée. Dans son salon, on trouve un piano droit, noir. Elle a cru bon de le décorer avec des petits autocollants, en forme de fleurs. Quand on l’interroge, elle prend cet air enfantin qu’on aime tant, elle plisse un peu les yeux, et dans un grand sourire elle dit tout simplement : « ça rajoute de la couleur non ? ». A côté du piano, fier, sur l’enceinte de la chaîne hifi, on trouve un arrosoir. Quel objet insolite dans ce si petit appartement sans même un balcon ! Lucie aime les arrosoirs. « Ils sont à contre temps » aime-t-elle à dire souvent. Mais derrière son visage d’ange, on sait très bien qu’il ne faut pas aller plus loin. L’arrosoir, c’est l’histoire de Lucie, toute son histoire depuis sa naissance, jusqu’à ses 25 ans aujourd’hui. L’arrosoir, c’est peut être ce qui l’empêche de grandir, mais c’est ce qui l’empêche d’avoir peur. Cet arrosoir là est bien plus qu’un simple ustensile pour arroser les plantes. Cet arrosoir, pour Lucie, c’est sa vie.
Si on patiente un peu, parfois Lucie vous offre un thé. A la menthe ou au citron, « je n’ai rien d’autre ». Ce soir, il faudra peut-être patienter plus longtemps, l’eau sera trop chaude, elle l’aura oubliée, et puis ce robinet qui l’agace, et puis « pourquoi faut-il toujours que les hommes s’en mêlent ? ». Mais on n’insiste pas. On prend du temps pour la regarder faire, tous ses gestes sont d’une douceur infinie. Tout semble maîtrisé, jusqu’à la dernière goutte qu’elle verse dans votre bol au-dessus du petit sachet. Ne vous risquez pas à lui demander ce qu’elle faisait avant votre arrivée. Vous vous heurterez à ce mur qu’elle a su si bien former entre elle et le monde. Ce que vous pouvez dire ? Seule Lucie le sait. C’est elle qui vous guide, qui vous montre le chemin. Il faut être attentif, saisir toutes les opportunités, et ne pas avoir peur du temps. Ne regardez pas l’heure, elle en serait blessée, faites tourner la cuillère deux ou trois fois dans le bol avant de prendre la parole…
Lucie n’est pas une femme comme les autres. C’est une hirondelle fragile, qui ne se laisse pas attraper facilement. Elle ne vous ouvrira pas son cœur, même si vous lui avez déjà ouverts les bras. Elle vous ouvre la porte de son appartement, et c’est déjà bien suffisant pour elle. Et si vous voyez l’arrosoir, vous devez comprendre. Fermez les yeux un instant, au milieu de son salon. Les parfums des plantes et des fleurs vous enivre peu à peu, la tête vous tourne, mais tenez bon. Quand vous ouvrez les yeux, le décor a changé.
Lucie est encore une petite fille, sa mère la fait tourner en la tenant à bout de bras. Elle rit aux éclats. Elles sont dans un immense jardin, elles semblent heureuses, et pourtant… Pourtant le père de Lucie est mort, avant sa naissance. C’est sa mère qui lui a dit, et Lucie y croit, « parce que les mamans, ça ne ment jamais ». Et puis un jour, Lucie reçoit un gros paquet. « De qui est-ce ? » avait demandé la fillette, et sa mère s’était contenté de répondre qu’elle ne savait pas. Lucie ouvre, sans trop s’inquiéter. Elle en sort un immense arrosoir. Immense pour cette gamine haute comme trois pommes. Lucie est contente de son cadeau, et ne s’en sépare plus, même si ça semble embêter maman.
Alors, fermez les yeux à nouveau, et revenez dans le salon actuel de Lucie. Elle aura sans doute cet air un peu loufoque qu’elle aime prendre quand il s’agit de dédramatiser. Vos yeux se posent sur l’objet posé sur le haut parleur à côté du piano. Oui, c’est bien le même, Lucie l’a gardé, tout ce temps. Mais le temps n’a pas d’importance, ne l’interrogez toujours pas, regardez la dans les yeux, il sera alors temps de l’embrasser. Après ce baiser, elle vous proposera de s’asseoir, et vous racontera.
Lucie vous emmène alors à nouveau dans son jardin. Elle a grandi, l’adolescence commence à laisser des marques sur son corps. Elle a l’air bouleversée. Vous apprendrez bien vite que cette attitude est normale. Pour la première fois, Lucie a retiré le pommeau de l’arrosoir. Avant ce geste, elle avait longuement caressé ses formes sensuelles, ses rondeurs, elle avait parcouru l’anse avec ses doigts, elle avait hésité, et puis la curiosité avait été plus forte. Dans le pommeau, elle avait trouvé une lettre. Juste quelques mots. D’un inconnu. « Lucie, je ne veux pas que tu penses que j’existe. Cet arrosoir sera mon premier et unique cadeau. Un arrosoir, c’est un peu un objet à contre temps non ? Je t’aime ! ». A contre temps ? Ce sont ces termes là qui ont marqué à jamais la vie de Lucie.
Alors attardez-vous avec elle sur le sens de ces mots. Sa mère s’y est toujours refusée. Mais vous, vous pourrez lui expliquer. Lui expliquer que la vie est pleine de surprises qu’on n’attend parfois pas. Lui montrer qu’elle est belle, même quand des êtres vous manquent. Lui montrer qu’on ne peut pas s’attendre à tout, et que certaines choses semblent être à contre-courant. Cet homme qui lui avait offert cet arrosoir, n’avait que pour intention de lui offrir un petit bout de lui pour que jamais elle ne l’oublie sans pour autant soupçonner son existence. Dites-lui de ne plus avoir peur du temps qui passe, que ce soir d’anniversaire elle n’est pas seule. Elle n’est plus seule. Qu’il n’y a qu’un seul arrosoir dans sa vie, et que malgré toute l’eau qui s’échappe de ses yeux, il n’y en aura jamais d’autres.
Peut-être qu’elle vous prendra dans ses bras. Peut-être qu’elle comprendra. Peut-être qu’elle vous racontera le reste de son histoire. Peut-être qu’elle vous fera confiance. Peut-être pas. Mais au moins, vous aurez essayé…
- Merci monsieur, mais pourquoi me dites-vous tout ça ? Et qui êtes vous pour en savoir tant ? Son petit ami ? demandais-je sans cacher ma déception.
- Non, je suis son père, et vous semblez être quelqu’un de bien pour ma fille…
Le vieil homme tourna les talons, me laissant un peu perplexe. J’étais maintenant seul, face à la fenêtre du petit appartement de Lucie. Je jetai une dernière fois un œil dans la direction opposée : l’homme à la démarche fragile portait dans sa main un objet qui m’était familier. Pourquoi ne l’avais-je pas remarqué quand nous nous sommes croisés ? En plissant les yeux, je tentais d’en identifier la forme : un arrosoir…