Un grand lit, en bois foncé, avec un baldaquin. Elle avait toujours aimé ces lits un peu grandiloquents, qui lui faisaient faire un tour dans ses rêves de petite fille. Sur sa droite, un petit chevet, dans les mêmes teintes, avec un réveil à l’ancienne, qu’on peut remonter. Au sol, le parquet semblait avoir un siècle d’histoires à raconter. La vieille armoire qui contenait les vêtements de Lucie avait elle aussi traversé les âges. Finalement, c’est ce qu’ils avaient aimé, lorsqu’ils y avaient passé quelques jours avec Antoine. Les histoires que racontent les vieilles choses. Là-bas, dans un coin, à côté de son sac de voyage rouge, un joli arrosoir, vert anis. En l’observant attentivement, Lucie comprit alors ce qu’elle avait à faire.
- C’est là ! pensa-t-elle tout haut.
Elle caressa les courbes de l’objet. Elle avait toujours aimé collectionner les arrosoirs. Leurs formes rondes, parfois rebondies, l’excentricité de certains, la sobriété pour d’autres. Les arrosoirs étaient comme les gens finalement. Tous différents, mais Lucie aurait aimé pouvoir tous les rencontrer un jour. Oui, c’était là. Il comprendrait tout de suite. Plus d’hésitation possible. Elle fouilla dans son grand sac, en sortit une enveloppe. Elle l’enroula soigneusement, retira le pommeau de l’arrosoir, non sans avoir caressé au préalable son énorme réservoir, et glissa l’enveloppe dans le goulot. Elle remit la pomme d’arrosage en place et s’éloigna, le sourire aux lèvres, pour admirer son œuvre. Il devinerait. Il fallait qu’il devine. Sinon, cela ne mènerait à rien. Mais après tout, c’était ce qu’elle voulait savoir non ? Si ça valait le coup…
Ne trouvant pas le sommeil, sans doute trop excitée par ce qu’elle venait d’accomplir, Lucie décida de sortir marcher un peu, malgré la nuit, et le vent glacé qui soufflait depuis le début de soirée. Dehors, elle fit quelques pas, et s’installa près d’une mare, dans l’adorable petit jardin que proposait la maison d’hôtes. Les grenouilles s’étaient tues depuis une heure déjà, comme pour permettre aux touristes de profiter pleinement de leur sommeil.
- Bonsoir Lucie, je peux vous aider ? fit une voix éraillée de femme.
Lucie sursauta et se retourna. Une femme d’une soixantaine d’année se tenait derrière elle, légèrement voûtée, les mains jointes comme si elle s’apprêtait à prier.
- Bonsoir Hélène. Vous m’avez fait peur !
Hélène était la tenante de l’établissement. Elle avait passé quarante ans de sa vie à plier des draps, récupérer des objets laissés par les touristes de passage et conseiller des itinéraires plus sympathiques les uns que les autres pour les balades dans le coin. Sans oublier le petit jardin, qu’elle cultivait avec amour et passion pour les arbres, les fleurs mais aussi les animaux. Hélène aimait les chats, il y en avait des dizaines qui réclamaient chaque jour leur pitance le matin dès six heures devant la porte de sa maison. Elle aimait dire parfois qu’elle habitait avec ses invités, car son chez-elle jouxtait la maison d’hôtes, de sorte qu’en sortant de son salon, elle pouvait immédiatement entrer dans la pièce principale du bâtiment, qui contenait guides touristiques, vieux canapés, petite bouilloire et quelques vieux romans, de quoi satisfaire les touristes de passage et autres habitués. Elle avait croisé pour la première fois Lucie et Antoine en mille neuf cent… mille… elle ne savait plus très bien, en tous cas ils étaient bien jeunes, mais ils avaient tout de suite sympathisé. Hélène avait été surprise de revoir Lucie, seule, se présenter hier à l’accueil et demander la chambre Arrosoir.
- Vous ne trouvez pas le sommeil ? Il y a d’autres oreillers sur l’armoire si vous avez besoin…
- Non, ne vous inquiétez pas, tout est parfait comme d’habitude. J’ai juste un peu de vague à larmes…
- On dit plutôt à l’âme non ?
- N’est-ce pas ce que j’ai dit ?
Hélène scruta le visage de Lucie. Lorsqu’elle l’avait rencontré pour la première fois, elle l’avait trouvé très belle. Son visage encore juvénile rayonnait d’un bonheur sans limite, et d’une envie incroyable de croquer la vie à pleines dents. Aujourd’hui, son visage de jeune femme semblait déjà marqué par un vécu trop lourd à porter…
- Il fait plutôt froid ce soir, dit-elle comme pour ne pas laisser le silence les envelopper.
- Oui, mais j’aime toujours autant cet endroit, répondit Lucie.
- Vous croyez qu’un jour je trouverai quelqu’un pour prendre le relai ?
- Le relai de quoi ?
- Je n’ai pas envie que cette maison devienne un hôtel luxueux, avec spa ou jacuzzi. Je ne veux pas que des touristes américains viennent y manger des hamburgers… J’aimerais tellement garder l’esprit, l’authenticité du lieu. C’est toute ma vie ici, je n’ai connu rien d’autre, et je n’ai pas d’enfants pour le transmettre.
A ces mots, la voix d’Hélène se brisa. Comment une femme aussi magnifique n’avait-elle pas pu trouver d’homme pour lui faire de beaux enfants et transmettre son amour des belles choses ?
- Hélène, vous trouverez. Il y a encore des gens sur terre qui aime la vie telle qu’elle est : toute simple et pleine de petits bonheurs. Je vous le promets.
- Où est Antoine, Lucie ?
« On y arrive », pensa Lucie. Au loin, une chouette s’envola dans un hululement strident. Le vacarme produit, qui venait de déchirer le silence fit frissonner Lucie. Dans sa tête, elle posa bien ses mots, construisit sa phrase, pour ne pas se tromper. Puis, elle dit :
- J’espère qu’il repassera, par ici, très bientôt… Mais surtout, surtout ne lui dites pas que je suis venue. Je peux compter sur vous ?
- Motus, et bouche cousue.
Comme pour accompagner ses propres paroles, Hélène fit un trait invisible sur ses lèvres. Malgré l’âge qui marquait son visage, Lucie y trouva complicité, facétie et surtout, beaucoup d’humanité. Elles discutèrent encore, une bonne heure, de la vie qui allait et venait, de ces hommes politiques qu’elles ne comprenaient pas, de la brocante sur la place du village le lendemain, de la mer, des envies de voyage, et du temps qui passe. Rassérénée, Lucie remercia Hélène, la salua, et retourna dans sa chambre, où le sommeil l’emporta vers des contrées inattendues et nostalgiques.
[Fin du chapitre... Et de la publication...]