- Ça se calme un peu apparemment. Le fameux « chassé-croisé » de l’été, comme ils disent. Moins de clients. Moins de bruits. Moins d’énervement aussi. J’aime bien bosser de nuit moi. Y’en a qui disent qu’ils ne pourraient pas. Moi, ça ne me gêne vraiment pas. Au contraire.
Tu vois ce que j’aime, c’est l’odeur du café. Ce café de machine, un peu dégueulasse que les gars viennent prendre en pleine nuit dans l’espoir d’ingurgiter un semblant de caféine. Ouais, cette odeur-là, un peu âcre mais tellement réconfortante. J’me demande si c’est pas c’t’odeur qui me fait continuer en fait.
J’étais là, à mon comptoir. J’venais de facturer le plein d’un motard je crois. Un grand type à l’allure fort sympathique tu vois, genre cheveux longs, tatouages mais pas méchant pour deux sous. Un mec bien, forcément. Bref. Elle est entrée. Enfin pas vraiment tout de suite. Elle a failli pousser la porte et elle a fait demi-tour. Mais moi j’ai bien vu ses longs cheveux bruns ondulés, et ses courbes si parfaites. Je l’aurais repérée entre milles, j’te jure.
J’ai cru qu’elle était repartie parce qu’elle m’avait vu. Mais elle est revenue, avec un tout petit bébé dans les bras. Un petit machin qui hurle, enfin celui-là il pleurait pas, mais il était si petit qu’il avait peine à bouger.
D’abord, elle s’est fait couler un café. Elle a un peu galéré pour trouver la monnaie dans sa poche avec le marmot qu’elle tenait comme un trésor. Ensuite elle s’est assise, elle a bu longuement, le regard dans le vague… Quinze fois elle a amené son petit gobelet à sa bouche. J’ai compté. Puis elle s’est levée, elle a fait un tour dans la boutique. Elle a regardé les sandwichs, le coin peluches, les magazines. Elle a finalement pris un paquet de chewing-gum, et me l’a apporté en caisse.
Je lui ai dit « bonsoir ». Elle a fait de même. Elle a lâché un petit sourire, mais très vite son air sérieux a repris le dessus. Je lui ai dit le prix. Elle m’a donné l’argent. J’ai encaissé. Elle allait partir. J’ai dit : « c’est pas bien vieux ça, dites donc ! ». Elle a soupiré. Elle semblait agacée. Elle a répondu : « oui, à peine quelques jours ». Alors j’ai enchaîné : « et vous allez où comme ça ? ». Elle a répondu : « dans le sud, je retrouve mes parents, au revoir ». Et puis plus rien.
Elle m’a pas reconnu, putain ! J’te jure, elle est partie comme ça, comme si j’étais n’importe qui, n’importe quel gérant de station-service. J’ai changé ok, un peu grossi, peut-être j’sais pas, j’me suis rasé la tête aussi, mais bon… On a passé une nuit ensemble. Et quelle nuit ! Une nuit d’amour extraordinaire, magique. Y’a pas de mots en fait. J’avais passé des semaines à la séduire. Je l’avais repérée sur cette terrasse de café, son regard si mélancolique, la cigarette à la main. J’y ai passé des heures, elle revenait tous les jours, mais elle m’a ignoré des semaines ! Et puis un jour, elle a daigné me regarder. A la terrasse du café, je me rappelle elle avait dit : « d’accord mais juste une fois ». C’était l’explosion, tu peux pas t’imaginer ! On s’est aimé pendant des heures, toute la nuit. Au petit matin, elle est repartie. Comme ça. Sans rien dire. Enfin si. Je crois qu’elle a dit un truc que j’ai pas compris. Genre : « merci ». Et moi, comme un con, j’ai dit « de rien ».
Depuis je n’ai pas arrêté de penser à elle. Je la voyais partout, au supermarché, dans l’ascenseur, au parc. Je nous imaginais vivre à deux, faire des crêpes ensembles, se rouler dans un champ de blé… Des trucs que font les amoureux quoi ! Tu vois, je l’aime en fait, cette nana, j’suis comme un con mais je l’aime ! Elle m’a pas reconnu… J’ai eu envie de lui courir après, de lui hurler de rester, mais j’ai rien fait, j’suis resté là comme un idiot derrière mon comptoir, à regarder le néon blafard au-dessus des machines à café…
- Et le gosse ?
- Cette nuit là, c’était il y a neuf mois…